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L’élargissement du champ de la sculpture

Nombreux sont les exposants du Salon qui travaillent dans l’intention d’engager un dialogue avec une autre thématique que la sculpture proprement dite. Alors que le Salon entend accorder à la sculpture son propre espace, il accueille une recherche commune à de nombreux artistes: étendre le champ de la sculpture à d’autres médiums, comme l’architecture, pour ne citer dans un premier temps que le plus évident.


En faisant appel à d’autres domaines, les sculpteurs interrogent autant la valeur du médium que son inscription dans l’espace. La recherche de nouveaux mythes confirme le besoin de reconsidérer la sculpture comme signe matériel d’une pensée, d’une perception nouvelle. Avec les apports de Marcel Duchamp – et l’intégration progressive de la sculpture- objet dans le domaine de la plastique –, de Picasso et de ses assemblages, du groupe Dada, la sculpture se voit affectée dans les années 1950 par de nombreux facteurs extérieurs qui viennent progressivement entamer sa définition. Les artistes manifestent, comme certains critiques, à l’instar de Chevalier, un tiraillement entre l’attachement au métier traditionnel, qui conditionne encore l’identité de sculpteur, et l’innovation totale, qui rompt radicalement avec les préceptes antérieurs relatifs au médium. C’est donc autant la définition de la sculpture que l’identité du sculpteur dans le paysage artistique qui se voient alors vouées à de profondes mutations.


L’enthousiasme pour les nouveaux matériaux, que certains sculpteurs appellent « les matériaux de leur époque », participe certes à l’élaboration de formes nouvelles, mais interroge tout autant la parenté au médium plastique et sa pérennité. Ces nouveaux matériaux, que l’on peut rassembler pour la plupart sous la dénomination de « résine », contribuent à une révolution plastique plus ou moins pertinente.


L’attitude du sculpteur vis-à-vis de son métier n’évolue pourtant pas beaucoup : il reste confiné dans son atelier, cadre qui change peu par rapport à la première moitié du siècle. Il utilise la plupart du temps des outils ancestraux, les nouveaux outils intervenant principalement dans le domaine de la soudure et de la fonte. Les photographies d’atelier attestent de cet univers, à l’image des célèbres clichés de Giacometti rue Hyppolite- Maindron : lieux encombrés, poussiéreux, chargés d’une multitude d’objets plus ou moins hétéroclites, avec, pour pièces majeures, un poêle et une indispensable source de lumière. L’arrivée de nouveaux matériaux ne bouleverse finalement que peu l’atmosphère des ateliers parisiens, et ce jusque dans les années 1970.


La Ruche

À cette période, nombreux sont les artistes forcés de s’exiler en région parisienne, en raison des restructurations urbaines de certains quartiers. L’exemple le plus manifeste est Montparnasse : la Ruche est menacée de disparaître, et les ateliers avoisinants sont transformés. Denys Chevalier est sollicité par les artistes pour lutter contre sa disparition. Comme à la plupart des autres Salons, l’association des artistes de la Ruche lui demande une lettre de soutien. Plus ou moins confortablement installés en banlieue parisienne, les artistes accèdent à de plus grands espaces et découvrent le confort digne des grands ensembles urbains récemment construits. Des enquêtes et des articles témoignent de ce changement social chez les artistes. Certains s’inquiètent de leur devenir, éloignés du bouillonnement artistique de Montparnasse, quartier qui n’a de cesse de perpétuer le souvenir, érigé en mythe, du berceau de l’École de Paris. Cet éloignement participe aussi à la dispersion des artistes, pour qui le Salon devient alors un rendez-vous régulier : une occasion de se réunir et de lutter contre l’isolement, vécu parfois malgré eux, des artistes.


L’architecture, le textile, la mécanique, interviennent de manière plus ou moins délibérée dans le domaine de la sculpture, entraînant chez certains sculpteurs la conjugaison de la plasticité à la matérialité de la matière dans l’espace. Comme s’ils pouvaient ainsi s’assurer du caractère novateur, voire révolutionnaire, de leur production, en y adjoignant audacieusement des éléments parfois aux antipodes de la sculpture.

D’autres usent de ressources jamais éloignées de la sculpture comme sources inspiratrices et déterminantes de leur production en trois dimensions. La matérialité est de nouveau en jeu lorsque certains artistes font appel à la littérature, à la poésie et au langage pour accéder par la sculpture à une symbolique ou à une interrogation, parfois provocatrice, de la réintégration au sein de la matière d’un nouveau langage et d’une nouvelle appréhension de l’œuvre sculptée.

Enfin, certains artistes tentent de s’inscrire dans le Salon en tant que sculpteurs, mais leur travail et leur production n’ayant pas fait l’objet de distinction particulière de leur vivant ou à titre posthume, ils connaissent une plus grande diffusion de leur œuvre à travers les arts décoratifs. Si la sculpture domine leur intention créatrice, et qu’elle demeure perçue comme l’art noble pour eux, leurs travaux expriment parfois une capacité de renouvellement et d’originalité dans le design, l’ameublement ou encore la céramique. Le développement à grande échelle du mobilier, dont la fabrication industrielle répond aux besoins de réaménagement des intérieurs, l’avènement des décorateurs dans une logique non plus élitiste mais démocratique, inscrivent ces sculpteurs dans le prolongement des arts décoratifs des années 1930 et de la période faste de l’Art Déco, qui permit à de nombreux sculpteurs de développer leur esthétique dans les objets et fournitures d’intérieur. Certains sculpteurs de la Jeune Sculpture exposent d’ailleurs également au Salon des Décorateurs. Le succès de revues telles que Cimaise ou Art et Décoration n’est pas non plus étranger à ce phénomène, duquel ne sont pas exclus les sculpteurs, souvent sollicités dans les Salons des Décorateurs ou dans des entretiens publiés dans la presse. Les contributions des sculpteurs au domaine des arts décoratifs ne sont pas anodines. Il serait contradictoire de penser que ces deux univers, assez actifs et très productifs dans les années 1950 et 1960 en particulier, restent hermétiques l’un à l’autre. Bien que le motif soit, la plupart du temps, d’ordre financier – les sculpteurs répondent aux commandes de leur entourage pour pallier un besoin temporaire –, l’artiste ne peut travailler sans le souci de vouloir s’essayer à d’autres techniques tout en faisant évoluer son propre style. Les apports des sculpteurs aux arts décoratifs contribuent notamment, dans les années 1950, à confirmer la recherche d’un art pour tous, à développer une production en faveur d’une certaine démocratisation du design, dans laquelle la sculpture prend assez naturellement place, à en juger par les photographies du Salon des Décorateurs.


Ces trois phénomènes – conjugaison de la sculpture à des problématiques propres à d’autres matériaux, intervention d’autres domaines artistiques placés à l’origine de la création, déclinaison d’une identité artistique destinée aux arts décoratifs – démontrent qu’au moment où le Salon entend faire valoir l’autonomie de la sculpture, la Jeune Sculpture ne cesse de faire appel à d’autres domaines artistiques pour assurer sa propre existence. Ce serait occulter tout un ensemble d’aspects qui touche une large part des artistes exposants que d’omettre cette dimension plus large, déterminante pour la sculpture des ces années-là. Bien que le Salon défende son autonomie, on ne peut alors analyser les envois que sous le seul prisme, relativement étroit, des œuvres ayant été reproduites aux catalogues ou envoyées au Salon. Les artistes qui participent au Salon sont appelés, pour diverses raisons, à un dialogue au sein de la matérialité de leur œuvre avec d’autres influences environnantes, directes ou indirectes.


Mathilde Desvages

in Le Salon de la Jeune Sculpture au temps de Denys Chevalier (1949-1978), thèse de doctorat sous la direction de Paul-Louis Rinuy, Université Paris 8, soutenue en 2016.


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